Magali Milbergue

Magali Milbergue

Créatrice web, accompagnatrice, formatrice et inclusion advocate.

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Mots à Maux

Ce transcript est fait pour permettre aux personnes qui en ont besoin d’avoir une sécurité pour ne pas perdre le fil de ma conférence.

C’est un outil d’accessibilité, il ne s’agit pas d’une ressource partageable ou réutilisable.

Pour cette première version c’est un transcript très basique, par manque de temps je n’ai pas peu en faire quelque chose de mieux. Si vous avez des conseils pour l’améliorer, n’hésitez pas à m’en faire part !

Transcript

TITRE

Roland Barthes a dit :
« La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »
Bon. Euh… Désolée. Je voulais tester de commencer la conférence par une citation pour une fois plutôt que par une anecdote rigolote et, visiblement, c’était un peu effrayant. Promis, la conférence ne sera pas aussi obscure et déprimante que cette citation.

SLIDE 0 – ACCESSIBILITE

Pour les personnes qui en ont besoin, j’ai écrit ce que j’appelle un « pré-transcript ». C’est ce que je prévoie de dire. Je n’apprends pas mon texte par cœur donc c’est pas parfait mais pour aider à suivre ça peut être utile.

SLIDE 1 – HELLO WORLD !

Bon. On reprend du début.. Je m’appelle Magali, j’utilise le pronom « elle », je suis dev indépendante et avant ça j’ai fait une première carrière dans le social. Je cherche aujourd’hui du travail côté accessibilité web. Je suis militante pour l’inclusion, la diversité et la justice sociale, j’ai d’ailleurs lancé des associations et de la création de contenus à ce sujet, je vous ai mis un lien vers un récapitulatif de tout ça à la fin de la conférence, si ça vous intéresse.
Je suis féministe, handicapée, neuroatypique, LGBTQIA+… Et je suis le genre de personnes qui ne peut pas s’empêcher de parler de ses animaux même quand le contexte n’y est pas du tout favorable.

SLIDE 2 – HELLO DOGS !

Et comme j’en parle beaucoup, je finis par créer des attentes des gens qui viennent à mes conférences… Donc, voici l’habituelle photo de début de conférence : la grande c’est Plume, la colocachienne, la petite c’est Trufa, je suis son humaine. Si vous voulez partager avec moi des photos de vos animaux à la suite de cette conférence, c’est un parfait moyen de briser la glace !

SLIDE 3 – THE POWER

Donc, on reprend, Roland Barthes a dit :
« La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »
Ce qu’il veut dire, en gros, c’est que la langue a un pouvoir. Les mots ont un pouvoir. La façon dont on utilise la langue, va donner du pouvoir. Et ce pouvoir, en général, va du côté de l’oppression et pas du côté des opprimé·es.
Et il le dit, en tant que philosophe, en 1977 dans son adresse au Collège de France, un moment fort pour un intellectuel comme lui. Et à l’époque, c’est assez révolutionnaire, puisque la philosophie a plutôt tendance à dire que le langage est émancipateur. Comme si le fait de pouvoir parler est source de liberté par défaut. Ici, avec un peu de provocation, Barthes amène l’idée que le langage est du côté de la privation de libertés.

SLIDE 4 – TALK TALK

En 2024, quand on questionne notre langue, qu’on milite pour la changer, on est souvent moqué·es. On nous dit « vous n’avez pas des combats plus importants ? ». On nous dit qu’on perd notre temps, notre énergie pour quelque chose qui finalement n’a pas d’impact. Comme si la langue n’était pas un domaine où les enjeux de pouvoirs se jouaient.
Par exemple, ma présentation au début de la conférence paraît simple, basique, et pourtant j’ai choisi les mots que j’utilisais avec énormément de soin. Le fait de dire que je suis féministe en début de conférence n’est pas anodin, et je me suis longtemps posé la question de si je ne risquais pas de me mettre des personnes du public à dos avant même d’avoir commencé mon propos. Mais j’ai choisi de le faire parce que je trouve important de dire d’où je pars pour que vous puissiez écouter ma conférence sans œillères.
D’ailleurs je réalise que j’ai pas précisé que j’étais grosse. Pourtant, être grosse joue un rôle très important dans mon identité et dans ma construction idéologique et éthique. Subir la grossophobie, les discrimination qui vont avec, les insultes, ont forcément forgé une partie de ce que je suis. Monter sur scène, être filmée et être mise sur internet quand est grosse c’est pas quelque chose de simple, ça demande de réfléchir à plein de choses que les personnes minces n’imaginent pas. Par exemple, il m’est arrivé d’avoir à demander de fermer les commentaires d’une vidéo parce que l’orga ne faisait pas de modération et les grossophobes s’en donnaient à cœur joie.
D’ailleurs, je me rends compte que si je ne le précise pas dans ma présentation c’est parce que considère que ça se voit… Ce qui est un biais validiste dont je n’avais pas conscience. Donc pour les personnes qui aujourd’hui ne me voient pas sur scène, quand je dis que je suis grosse, je veux dire vraiment grosse. Je veux dire, ce que les militantes et militants anti-grossophobie aux USA appellent « super-fat », « super-grosse », un terme que j’aime beaucoup parce que ça a un côté super héros, mais qui n’est que peu connu en français. Je fais plus de 150kg pour 1m68, je suis de ces personnes grosses qui ont des problèmes d’accessibilité, qui se rendent compte de la grossophobie même de l’espace publique.

SLIDE 5 – KISS FROM A ROSE

« A rose by any other name would smell as sweet » nous dit Shakespeare dans Romeo and Juliet. Merci William mais en fait la façon dont on nomme les choses a quand même visiblement son importance. (Bon en réalité cette citation est souvent prise hors contexte pour parler du langage alors qu’en fait elle parle juste du nom de famille de Romeo, dans un contexte de guerre inter-familliales)
Par exemple, juste avant en peut-être deux minutes j’ai plus prononcé le mot « grosse » que la plupart des gens ne le prononcent dans une journée. Et j’ai bien vu vos réactions. Certain·es d’entre vous ont beaucoup grimacé. D’autres sont devenu·es de plus en plus blême à chaque répétition du mot. J’en ai vu se tortiller. D’autres détourner le regard d’un air gêné. Bref toutes les réactions auxquelles je suis habituée quand j’utilise ce mot pour me qualifier.
Vous auriez préféré que j’utilise un terme plus neutre que « grosse » qui est une insulte et un terme qui met tout le monde mal à l’aise ? Vous allez me dire que j’aurais dû dire « obèse » puisque c’est le terme médical, donc neutre. Or, la médecine est loin d’être neutre et le terme obèse ne me convient pas. Déjà il pathologise ma silhouette, mon corps, alors que je n’ai absolument aucun problème de santé lié et que donc je ne vois pas en quoi c’est une pathologie. Ensuite, obèse c’est le terme que les médecins utilisent pour me maltraiter et me mal traiter. C’est le terme qui leur permet de moins bien me soigner que les personnes minces. C’est le terme qui les pousse à me conseiller des techniques toujours plus dangereuses pour mincir. C’est le terme qui englobe leur condescendance et leur mépris. C’est un terme que vous ne m’entendrez jamais dire.
Bon, on peut dire « en surpoids » alors ? Mais en sur poids de quoi ? Ça veut dire quoi ? Okay, j’accepterai qu’on me qualifie de « en surpoids » quand on dira des personnes grandes qu’elles sont en « surtaille ».
Bon bah euh… « Ronde » alors ? Est-ce que j’ai l’air ronde ? « Bien en chair ? Robuste ? Charnue ? ». Euh… On va arrêter là.
Et donc, si la qualification de mon corps peut donner lieu à autant de réflexions, c’est bien que les mots ont un pouvoir. C’est bien qu’il est important de questionner les mots qu’on utilise.

SLIDE 6 – ONE WAY

Et d’ailleurs, malgré le fait que plein de gens nous disent que l’évolution du langage n’est pas liée à des luttes sociales, on voit bien qu’on reconnaît son pouvoir en tant qu’outil d’oppression puisqu’on le fait régulièrement évoluer en miroir des évolutions de société.
Par exemple, je me souviens dans les années 90 on a renommé plusieurs pâtisseries qui avaient des noms racistes issus de notre passé colonial. De la même façon récemment, on a ENFIN décidé de changer le titre d’un livre d’Agatha Christie qui comportait le n* word. Et plus précisément dans la tech, on a globalement essayé de virer l’utilisation du duo « Master / Slave » après que des descendant·es de personnes rendues esclaves nous signalent que c’était quand même assez problématique comme utilisation.
Tout ça paraît assez cohérent, et fait assez tardivement par rapport aux évolutions de société. Ça fait quand même un moment que le n* word n’est plus socialement toléré en France, comment ça se fait qu’on le laissait en titre d’un livre dont le tire anglophone avait été changé du vécu de l’autrice ? Mais surtout, ça se fait toujours avec beaucoup de débats et d’énervement, comme si le changement sociétal n’avait pas eu lieu et que changer le langage pour l’accompagner était une décision extrême.

SLIDE 7 – OR ANOTHER

Bon, donc on pratique plutôt le fait d’adapter notre langage aux changements de la société. Mais est-ce qu’on fait l’inverse, aussi ? Est-ce qu’on peut impulser, accompagner des changements par le langage ?
Il y a au moins un auteur qui a théorisé cette idée, c’est George Orwell dans son livre 1984, publié en 1949. Dans ce livre, qui raconte l’histoire d’un personnage qui essaie de se rebeller contre la dystopie dans laquelle il vit, le pouvoir est maintenu pour Big Brother entre autres par l’utilisation de la novlangue. La novlangue est une langue créée pour soutenir le gouvernement fasciste, elle change les sens des mots afin de ne plus permettre aux gens d’exprimer ou même de penser aux concepts. Les slogans du régime par exemple donnent :
« La guerre, c’est la paix. »
« La liberté, c’est l’esclavage. »
« L’ignorance, c’est la force. »
Et tout le reste de la novlangue joue sur ce genre tableaux, mêlant deux concepts pour en effacer complètement le sens.
Souvent, ce principe de novlangue est mal compris, ou réutilisé malhonnêtement dans des débats qui concernent l’évolution du français. Par exemple, très souvent quand on parle d’inventer un mot pour un concept qui jusque là n’en avait pas, on nous dit qu’on fait du novlangue, qu’on est en plein dans 1984. Ça a été beaucoup dit à chaque fois qu’on a débattu sur l’utilisation du pronom neutre « iel » par exemple. Alors que c’est tout l’inverse du novlangue puisqu’ici on crée des mots pour pouvoir penser, discuter, analyser des concepts et non plus pour les effacer.
Par contre, par exemple, quand à chaque grève, les médias mainstream financés par les milliardaires nous parlent de « prise d’otages », quitte à vider complètement le sens de cette expression, là on est dans du novlangue. Quand cet été les macronistes disaient que la gauche faisait un « coup de force » en proposant une candidate au poste de première ministre, par exemple, et que tout le champ lexical utilisé autour de cette candidature était un champ lexical de la violence, là on était dans du Orwell puisque là on utilisait des mots qui étaient à l’opposé de ce qui se passait pour complètement manipuler le sens de l’évènement.
Bref, on ne fera jamais du 1984 en pensant au langage et réfléchissant à comment l’améliorer pour le rendre plus moderne.

SLIDE 8 – VICE VERSA

George Orwell a dit :
« Si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée. Un mauvais usage peut se répandre par tradition et par mimétisme, même parmi les gens qui devraient être plus avisés – et qui le sont effectivement. »

SLIDE 9 – THE TIME OF MY LIFE

Autrement dit, comme dirait Patrick Swayze dans Dirty Dancing :
« On ne laisse pas le langage dans un coin. »
Il faut penser le langage et ne pas le laisser corrompre par nos pensées, ne pas en faire une novlangue, mais pas non plus laisser notre pensée être corrompue par le langage, c’est-à-dire limiter notre pouvoir d’amélioration de la société à cause des limites du langage.
Donc la question c’est : Quelle sorte de changement je veux impulser pour la société ? Ou, ici, quelle sorte de changement je veux impulser pour notre industrie ?
Je veux une tech plus inclusive et plus éthique, si vous suivez un peu mon travail je crois que c’est assez clair. Et si vous faites partie de l’industrie, même si vous avez la chance d’être dans une position privilégiée, vous ne pouvez qu’admettre qu’on a une grande marge d’amélioration à ce sujet.
Je ne suis pas linguiste. Ça tombe bien, y en a pas non plus à l’Académie Française et pourtant iels décident de ce qui est français ou non… (En vrai, qui dit « la » covid ici ? Non parce que je rappelle que ça a été le dernier cheval de bataille de l’Académie Française et encore une fois, on a bien vu que l’usage a fait la règle).
Je ne suis pas linguiste donc, mais je sais où sont les problèmes de la tech et j’ai ma petite idée de comment les améliorer. Et c’est urgent. Parce que notre industrie est en train de s’encroûter et petit à petit devenir une industrie de plus en plus toxique. Mais surtout, parce qu’avec tous les enjeux d’IA et LLM (Large Language Models), on est en train de créer de la technologie qui s’appuie sur le langage. Et il est donc urgent de questionner notre rapport avec ce langage.

SLIDE 10 – EXPERIMENT

On va faire une petite expérience ! Comme on parle littérature, vous allez penser à vos trois auteurs préférés.
Qui a pensé à des femmes ?
Mais je croyais que le masculin était neutre ?
Les expériences montrent que si j’avais dit « Pensez à vos trois autrices ou auteurs préférés », alors vous auriez pensé à au moins deux fois plus de femmes.

SLIDE 11 – ALL INCLUSIVE

Donc oui, on va parler langage inclusif.
Et là je vois certaines et certains d’entre vous se tendre. Donc quelques précisions. Déjà le langage inclusif c’est pas l’écriture inclusive. L’écriture inclusive fait partie du langage inclusif mais n’est pas son seul outil. Par ailleurs, l’écriture inclusive ne se limite pas au terrible point médian.
Le langage inclusif c’est tout ce qu’on peut mobiliser au niveau de notre façon de communiquer par le langage (oral ou écrit) pour éviter d’exclure, opprimer ou d’invisibiliser une partie de la population.
Dans une industrie où le sexisme est rampant (non je ne justifierai pas cette phrase, il y a énormément de conférences, d’articles, de recherches qui ont été faites sur le sujet, je pense qu’on a passé le stade du constat), il me semble primordial de réfléchir à comment on rend le langage moins sexiste. Et dans notre langue genrée qu’est le français, c’est un des enjeux principaux du langage inclusif.
Attention, mon argument n’est pas de dire qu’avoir un langage inclusif règlera tous les problèmes, et ceux du sexisme en particulier. Dans les pays avec langage non genré, ou moins genré, comme les pays anglophones par exemple, le sexisme n’est pas moins fort. Et les biais sexistes existent autant que chez nous, même s’ils ne sont pas exprimés par la langue. L’idée n’est pas de tout régler par le langage inclusif mais d’accompagner grâce au langage le changement qu’on veut créer.

SLIDE 12 – BACKLASH

Il y a deux majeurs points d’accroche au langage inclusif : le point médian et une critique de l’esthétisme de cette évolution de la langue. Il y a aussi une critique plus de fond qui est : est-ce que c’est vraiment le combat à mener aujourd’hui, est-ce qu’on pas d’autres priorités ?
Alors oui, c’est l’un des combats à mener. Le langage fait partie des outils du pouvoir. On peut avoir plusieurs combats en même temps, d’ailleurs en général on est un peu obligé·es si on veut faire avancer les choses. Et d’ailleurs, les personnes qui sont contre le langage inclusif utilisent elles-mêmes beaucoup de temps et d’énergie pour militer contre alors qu’elles nous disent que c’est un combat sans intérêt.

SLIDE 13 – A HISTORY OF VIOLENCE

La critique sur le fait que le langage inclusif rendrait la langue moche ou carrément détruirait le français est une critique récurrente. Elle est complètement absurde. La sacralisation du français comme on la connaît aujourd’hui, qui en ferait une langue fragile qu’il ne faut pas surtout faire évoluer trop vite de peur de la détruire, c’est quelque chose d’assez récent. En fait, avant le XVIIe siècle, y avait pas du tout de normalisation du français. Tout le monde l’écrivait à sa façon. Mais au XVIIe siècle on a décidé de le normaliser et ça a été accompagné d’une première vague de masculinisation de la langue. C’est comme ça qu’on a supprimé pratiquement tous les noms de profession au féminin comme doctoresse, ou autrice. Autrice fait partie des féminins qui sont très très critiqués aujourd’hui.

SLIDE 14 – A HISTORY OF VIOLENCE – THE SEQUEL

Aujourd’hui c’est encore difficile d’imposer l’utilisation de « développeuse » par exemple. Mon diplôme, passé il y a cinq ans, dit que j’ai un diplôme de « développeur web et web mobile ». Mais moi je suis pas développeur, je suis développeuse. Et vous pouvez me dire que vous trouvez ça moche, je m’en fiche. Tout comme je me fiche que vous trouviez autrice moche. La réalité c’est que vous trouvez ça moche parce que vous avez pas l’habitude.
Et quand bien même vous trouvez réellement ces mots moches, moi je déteste le mot courriel, je vais pas militer pour qu’on le change. La qualité esthétique ou non d’un mot a ses limites dans la vie courante.
C’est aussi au XVIIe siècle qu’on décide qu’en grammaire que le « masculin l’emporte sur le féminin » et que les autres accords disparaissent. Avant, on faisait souvent un accord de majorité. Par exemple, contrairement à aujourd’hui, deux femmes et un petit garçon se sont promenés aurait accordé promené au féminin pluriel, parce qu’il y avait plus de femmes. L’accord de proximité aussi existait, « les garçons et les filles se sont promenés » aurait aussi été accordé au féminin pluriel dans ce cas puisque « les filles » sont plus proches du verbe.
Et décider que le masculin l’emporte sur le féminin c’est pas juste une règle de normalisation choisie en faisant plouf plouf mais bien une volonté idéologique. Les hommes ont voulu que la grammaire entretienne leur vision du monde. D’ailleurs, Nicolas Beauzée, grammairien du XVIIIe, dit :
« Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. »
Alors je sais que dans la tech c’est un discours qu’on entend régulièrement, mais c’est quand même un discours un peu daté… Il serait pas temps de le remettre en question ?
Si dans cette salle il n’y avait que des femmes, et un homme, on devrait accorder au masculin, et donc complètement gommer le fait que la conférence était un évènement féminin en fait. Est-ce que c’est acceptable de déformer la représentation du monde à ce point ? D’invisibiliser toujours les femmes à ce point ?

SLIDE 15 – LIGHT THEM UP

Non parce que notre cerveau il prend le langage littéralement, en fait. On l’a vu tout à l’heure, si je dis « les développeurs », votre cerveau va naturellement imaginer des hommes, et c’est logique puisqu’on parle en masculin pluriel. On peut dire autant qu’on veut que c’est du neutre, notre cerveau il le voit pas comme ça.
Dans un livre que j’ai lu sur le sujet, et dont je vous donne les références à la fin, qui s’appelle « Le cerveau pense-t-il au masculin ? » ils expliquent comment le cerveau fonctionne par rapport au langage et pourquoi notre cerveau entretien des visions genrées.
En fait, imaginez que votre cerveau a toute une série d’ampoule qui sont attribuées à des mots, des idées. Quand un mot ou une idée est évoqué (par vous ou par quelqu’un d’autre), le cerveau va allumer toutes les ampoules qui sont selon lui en lien avec ce mot, cette idée. C’est vraiment très vaste, il va allumer tant des mots du même champ lexical, que des associations d’idées, que des mots avec les mêmes initiales ou des mots avec lesquels vous faites des liens de par votre expérience. S’il fait ça c’est pour que vous puissiez accéder aux mots dont vous avez besoin dans la discussion le plus vite possible. Pour qu’un mot vous soit accessible, son ampoule doit être allumée. Et comme notre cerveau aime être efficace, il nous aide en gardant certaines ampoules, celles qu’on utilise régulièrement, un peu allumées en permanence. Donc du coup, elles demanderont moins d’effort à rallumer complètement.
L’exemple utilisé dans le livre est très parlant.
Si je vous dis « Nous mettons la bière dans la voiture. » Vous ne penserez pas à un cercueil. Le mot bière va plutôt mobiliser des ampoules en lien avec son sens le plus courant, la boisson. C’est un lien qui reste un peu allumé tout le temps parce qu’il est très courant. Par contre, maintenant que j’ai parlé de cercueil, qu’on a mobilisé les ampoules liées à ce mot, si je vous dis « on met la bière dans la voiture », vous n’imaginez plus la même chose.
Si les mots de la tech ont une image masculine comme aujourd’hui, c’est hyper problématique, parce que ça rend difficile de sortir de ces images. Si je dis « l’équipe de développement web », bien que ce soit neutre, vous allez malgré tout sûrement plus mobiliser des ampoules liées au masculin qu’au féminin, parce que votre cerveau a été entraîné à faire ces liens.
C’est aussi ce fonctionnement qui entretient les stéréotypes de genre. Depuis gamin·es on nous dit :
– Garçons – force – technique – sciences – rationalité
– Filles – douceur – soin – sentiments
Et du coup, ce sont les liens qu’on fait. Quand on parle de déconstruire des biais, c’est de ça dont on parle aussi. Du coup si je dis « technique », c’est « garçons » qui va s’allumer et pas « filles » et c’est comme ça, entre autres, qu’on a des discours du genre « les femmes n’aiment pas la technique » ou « les femmes sont nulles en technique ». Qui n’ont aucun fondement scientifique et se basent juste sur des stéréotypes qu’on entretient aussi par le langage et ça depuis l’enfance.

SLIDE 16 – ORDER !

Et c’est là que je dois admettre qu’un langage inclusif c’est compliqué. Le point médian, je l’ai dit tout à l’heure est très critiqué, entre autres par son manque d’accessibilité que je ne peux pas nier. Les épicènes et autres formulations neutres sont loin d’être suffisantes, je l’ai montré juste avant. Globalement, l’idée du langage inclusif c’est d’inclure et de rendre visible les personnes qu’on invisibilise, principalement les femmes dans notre langage.
Un des outils pour ça c’est le doublet. Au lieu de dire « les développeurs » ou « l’équipe de développement », on va dire « les développeuses et les développeurs ».
Et l’ordre est important. Les études montrent que si je dis « les développeurs et les développeuses » ou si je dis « les développeuses et les développeurs », je n’ai pas le même résultat. Notre cerveau considère que c’est la chose la plus importante qui passe en premier. Vous vous êtes déjà demandé pourquoi on dit pas « Eve et Adam » mais toujours « Adam et Eve » ? Bah c’est pour ça.
Du coup si on veut vraiment rendre les femmes visibles, leur redonner de la place, qu’on essaie de rééquilibrer le rapport de force qui est très en faveur des hommes dans notre industrie, alors on place les femmes avant. C’est ce que j’essaie de faire depuis maintenant des années et pourtant, il m’arrive souvent de me rendre compte de je repasse à l’ordre masculin puis féminin sans m’en rende compte. Parce que mon cerveau continue à faire les associations plus facilement dans ce sens. Donc ça reste un travail en cours.

SLIDE 17 – TOOLKIT

A partir de ce que j’ai lu, de ce qui me semble fonctionner et des retours que j’ai pu avoir, j’ai créé une sorte de stratégie pour rendre mon langage plus inclusif.
Voici, par ordre décroissant de fréquence, ce que j’utilise :
1) Les doublets, dès que je peux, le plus possible. Ça reste la meilleure option pour reféminiser l’imaginaire et le langage, pour redonner de la visibilité aux femmes. Dès que je peux, je dis « développeuse et développeur ». C’est pas parfait, ça ne règle pas la question de l’inclusion de la non-binarité par exemple.
2) Si je ne peux pas faire de doublet, je vais utiliser des outils de neutralisation : l’utilisation du groupe (« l’équipe de développement ») ou les termes épicènes (« les devs »). Le problème c’est que notre cerveau il a du mal avec la notion de neutre et donc ces outils ont tendance à continuer à entretenir le statu quo et la domination du masculin. Donc ils ne peuvent pas être les seuls utilisés. Ils peuvent compléter des outils de féminisation, mais pas les remplacer.
3) Quand c’est possible, je préfère à des outils de neutralisation, la création de mots qui incluent le féminin et le masculin (et donc en théorie marchent pour le spectre non-binaire aussi). Par exemple « les dévelopeureuses ». C’est loin de marcher avec tous les termes « les écrivaines » par exemple donne l’impression que je parle qu’au féminin. Et il y a aussi des termes avec lesquels ça devient n’importe quoi comme docteur et doctoresse qui donne un truc un peu compliqué à créer et à rendre compréhensible. Le problème avec le fait d’inventer des mots c’est que parfois ça peut déstabiliser les gens. Et si on le fait trop, on finit par avoir une communication dure à suivre.
4) Quand je n’ai pas le choix, j’utilise le point médian, à l’écrit donc. D’ailleurs, à l’écrit, j’utilise souvent plus le point médian pour faire des accords que pour les noms, et parfois je travaille ma phrase autrement pour éviter à avoir à mettre trop de points médians.
Bien sûr, tout ce travail de langage inclusif se construit dans la durée. Plus on va avancer, plus on va le construire et l’améliorer. Y a sûrement même des pratiques qu’on va abandonner pour d’autres meilleures. Là ce que je vous décris c’est là où j’en suis à ce moment précis.

SLIDE 18 – SIMPLE KIND OF LIFE

Attention cependant à ne pas tomber parfois dans des choses compliquées alors qu’on peut les éviter. Si le but est bien de revisibiliser les femmes, le but n’est pas non plus de compliquer le langage à outrance quand on peut faire autrement. Je comprends l’enthousiasme, on essaie d’aligner le langage sur notre éthique et c’est positif, mais je reste partisane du moindre effort, parce que c’est déjà un effort considérable.
Par exemple, le terme « speaker » très utilisé dans nos évènements tech.
J’ai été très surprise de découvrir que plein de gens le féminisent en « speakeuse ». Alors que speaker est un terme anglais qui est épicène par nature. Je suis pas une puriste de la langue, puisque je suis la première à vouloir la faire évoluer, mais là j’ai un peu de mal, prendre un épicène et le féminiser, alors que des synonymes féminins existent, ça me semble se compliquer la vie pour rien.
Pire, j’ai vu des gens, et des orgas de confs, utiliser « speakerine ». Un terme qui existe en français mais qui n’a pas du tout le même sens, et qui même aurait plutôt des connotations sexistes. Un speaker c’est un conférencier. Une speakerine c’est une belle femme qui présente à la télé les programmes et n’est là que pour l’esthétique. Y a un évènement à qui j’ai dû dire que je refusais qu’on me qualifie de speakerine, j’ai bien sûr argumenté pour expliquer et globalement ils m’ont répondu « pas de souci » et ont continué à appeler les autres femmes speakerines.
Bref. Conférencière et conférencier ça marche aussi. Intervenante et intervenant si vous préférez. Ou autrement, il y a le choix de Paris Web que j’adore, Oratrices et Orateurs, qui donne parfois Orateurices.

SLIDE 19 – ART DE VIVRE

Simone Weil a dit :
« On peut, si on veut, ramener tout l’art de vivre à un bon usage du langage. »

SLIDE 20 – WHAT ABOUT US ?

Est-ce que dans la tech on fait un bon usage de la langue ?
Au-delà de la question du langage inclusif, j’aurais tendance à dire qu’on est plutôt bof bof pour le dire de façon très noble.
Dans la tech on jargonne constamment, au point où des fois on n’arrive même pas à se comprendre entre nous, on franglise à outrance et on a un langage hyper agressif et compétitif. Pour moi c’est loin de refléter ce que je voudrais pour notre industrie.

SLIDE 21 – MEH

Bon, le jargon à la limite si on se contentait d’en faire entre nous, ce serait pas forcément hyper problématique. Si on se comprend et qu’on ne l’utilise pas comme une arme de domination (comme je peux le voir face aux personnes en dehors de notre industrie par exemple), why not ?
Le franglais… Je vais avoir du mal à être la première à jeter la pierre, j’en faisais déjà beaucoup avant même d’être dans la tech. J’avoue qu’il y a parfois des utilisations qui me semblent un peu bizarres et pas pertinentes mais bon. Les apports d’autres langues dans le français ont toujours existé, et contrairement à ce que beaucoup de réacs (oui l’Académie Française à nouveau par exemple) pensent, ça a plutôt tendance à enrichir la langue sur le long terme plutôt qu’à l’appauvrir. Donc à nouveau, si on se comprend et que c’est pas utilisé pour écraser les autres, why not ?

SLIDE 22 – THE BAD TOUCH

Par contre on a un vrai problème avec l’agressivité et la compétitivité dans notre langage. Pour moi là on rentre dans les mauvais usages de la langue qui donnent un mauvais art de vivre si on paraphrase Simone Weil.
On parle souvent de l’ambiance toxique de la tech, pour moi la façon dont on se parle est pas mal en cause, ou en tout cas reflète pas mal de nos problèmes.
On passe notre temps à utiliser un langage quasiment guerrier quand on parle de notre boulot, on est toute suite dans les extrêmes : on explique qu’on ne se repose jamais, qu’on bosse sur des projets même le soir et les weekends, parce que c’est un METIER PASSION (un terme que j’aimerais vraiment voir disparaître parce qu’il justifie à peu près toutes les dérives). Après on se demande pourquoi on a tellement de burn out dans la tech quand on a un discours et un champ lexical autour du travail qui est aussi toxique.
On est aussi très violentes et violents dans nos interactions. Ca va de la simple prise de bec sur un sujet qui n’a absolument aucune importance (comme un langage de prédilection par exemple) à des vagues de harcèlement lancées pour un oui ou pour un non.
Si vous n’êtes pas dans la commu tech des réseaux sociaux, vous échappez à tout ça. Sauf qu’en fait non, parce que ces conflits virtuels ont de réels impacts sur le réel, sur nos relations en entreprise, sur nos collaborations.
Et pour moi à la racine de tout ça c’est la compétitivité érigée comme idéologie. La tech s’inscrit bien sûr dans la société et donc dans le capitalisme. Et bien qu’on soit une industrie plutôt privilégiée, la réalité c’est qu’on est en pleine période de crise économique massive et que notre modèle bat de l’aile. Alors, déjà la compétitivité existait avant mais ces dernières années il y a eu un vrai tournant, je trouve, dans la façon dont on parle entre nous. Et le problème de la compétitivité poussée à l’extrême c’est qu’on finit par vouloir gagner à tout prix, et donc écraser les autres, tout le temps. Et donc bien sûr les personnes les plus marginalisées, celles qui ont le moins de pouvoir, passent à la trappe en premier. Mais c’est pas bon pour les autres non plus.

SLIDE 23 – CAN WE PRETEND

Je crois que c’était l’année dernière, il y a une publication sur LinkedIn qui a fait scandale, vous vous en souvenez peut-être… C’était une boite qui faisait de la sécurité web et qui recrutait. Toute leur annonce tournait autour d’une photo de Rocco Sifredi et du jeu de mot sur « pen test » (tests de pénétration). Les femmes, puis quelques hommes, ont très vite réagi à ce post en rappelant que Rocco Sifredi n’était pas juste un acteur porno mais aussi un violeur. Et que ce genre de publications n’était pas juste un jeu de mots rigolo mais bien du harcèlement sexuel d’ambiance.
Sur LinkedIn on voit souvent se refléter dans le langage utilisé par les personnes de la tech pas mal de problématiques de notre industrie. Je ne compte plus les publications faisant de l’humour autour du principe d’objet en programmation et les femmes. Je ne compte plus les publications qui commencent par « un bon dev » et donne ensuite un conseil complètement absurde. D’ailleurs c’est jamais « une bonne dev », pour ces personnes les bonnes devs sont dans la cuisine j’imagine. Si on suit les publications « un bon dev », on apprend qu’on doit détester les doubles écrans, mais aussi ne pas être capable de travailler sans des écrans multiples, on doit préférer javascript au-dessus de n’importe quel langage, ou plutôt non python, ou plutôt non PHP, ou plutôt… On doit considérer que le CSS c’est trop nul, on doit être freelance parce qu’on veut gagner le plus d’argent possible, ah non on est en CDI parce que comme ça on est tranquille et on fait que du code… Ah et bien sûr, on code nuit et jour parce qu’on n’a absolument aucune autre passion, aucune autre vie et qu’on n’existe qu’à travers le fait qu’on est « un bon dev ».
Bref, typiquement « un bon dev » est le genre d’expressions que j’aimerais qu’on décide ensemble de ne plus jamais utiliser. Parce qu’elle entretient la toxicité d’une industrie qui a du mal à laisser de la place aux nouvelles personnes, aux nouvelles idées. Parce qu’elle fait un gatekeeping que je ne supporte plus et qui pousse plein de gens talentueux vers la sortie.

SLIDE 24 – SAY ANYTHING

On est une industrie qui est très pro-active pour changer la technologie. Il faudrait toujours être à la pointe du changement dans ce domaine, à la pointe du progrès. Pourquoi on n’arrive pas à avoir la même démarche du côté social ? Pourquoi on est aussi conservateurices vis-à-vis de notre modèle d’industrie ? Comment même on peut se revendiquer progressistes au niveau de la technologie si on ne l’est pas au niveau de l’humain ?
Pour moi c’est vraiment ça le cœur du problème dans la tech et ce qu’il faut travailler pour changer. Et je pense qu’on peut le faire, entre autres, en travaillant notre langage.
Déconstruire le langage oppressif et reconstruire un langage inclusif, comme on voudrait le faire de la société en général. On peut dire pour faire et pas attendre d’avoir fait pour dire.