Burn Your Idols - 1.01 - J.K. Rowling
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Transcript
Vous faisiez quoi le vendredi 18 décembre 1998 ?
Essayez de vous rappeler. Jacques Chirac était président, du côté américain c’était Bill Clinton. Cher nous montrait qu’elle refusait d’être considérée comme une artiste du passé en sortant son tube dance Believe qui était diffusé quinze fois par heure partout… Et Lauryn Hill avait déjà bifurqué vers sa carrière solo et nous faisait danser sur Doo Wop. Côté cinéma on avait une amplitude qui allait de La Ligne Rouge au Prince d’Egypte et, d’après mes recherches, l’actualité était déjà peu reluisante.
Bon, vous ne vous souvenez toujours pas de ce que vous faisiez ce vendredi soir de décembre il y a vingt-six ans ? Moi je sais. J’étais chez une copine pour la soirée. Et elle avait été très claire, on allait regarder la télé, parce qu’il y avait une série trop bien qui passait sur M6 et elle ne voulait pas louper les nouveaux épisodes ! Et c’est comme ça que j’ai vu un peu malgré moi le premier épisode de Buffy The Vampire Slayer, et que ma vie n’a plus jamais été la même.
Partie 1 : Joss Whedon
Buffy the Vampire Slayer est une série qui a été créée en 1996 par Joss Whedon et qui fait suite à un film du même nom sorti quelques années auparavant (peu marquant mais fun).
Joss Whedon à l’époque était jeune, il avait la trentaine, et semblait sortir de nulle part. Il mettait très en avant le fait que sa mère, qui l’avait élevé, était professeure d’histoire et féministe. Mais en réalité, son père était un scénariste de télévision, et son grand-père avant lui. Aucun des deux n’était particulièrement célèbre mais ils ont fait leurs carrières dans ce domaine, et ne venaient pas exactement d’un petit milieu, étant tous les deux diplômés d’Harvard.
Whedon a d’ailleurs lui aussi eu une vie plutôt bourgeoise. Entre sa mère qui fait salon avec d’autres intellectuel·les et sa scolarité dans un pensionnat privé huppé de Grande-Bretagne, on ne peut pas vraiment dire qu’il a l’enfance et l’adolescence de monsieur tout le monde. Il revient aux USA pour intégrer l’université Wesleyenne, une université privée d’arts libéraux réputée.
Il est diplômé en 1987, l’année de ma naissance !, et file à Los Angeles où il trouve rapidement du travail, en particulier sur la série Roseanne.
En 1992 un film est tiré de son idée de jeune adolescente tueuse de vampires mais il en est insatisfait. Son scénario est retravaillé pour être plus léger, quasiment parodique et il vit très mal le tournage, où Donald Sutherland l’aurait mal traité. Le film est un échec.
Malgré tout, sa carrière avance et il devient « script doctor » (il intervient sur des scénarios pour les améliorer). Il travaille sur énormément de films à succès de cette période, si vous avez vu Speed, Mort ou Vif, Waterworld, Twister, X-Men… Vous avez vu le travail de Joss Whedon. Il est même crédité comme co-scénariste d’un des plus gros succès de l’année 1995 : Toy Story, pour lequel il est co-nominé pour l’oscar du meilleur scénario original. Il écrit ensuite le scénario pour Alien 4, dans lequel on retrouve beaucoup de choses qu’on trouvera ensuite dans plusieurs de ses œuvres, plus spécifiquement dans la série Firefly. De nouveau, la réalisation de son scénario ne lui convient pas, il considère que Jeunet a trahi son histoire. Il décide donc de se lancer dans un projet où il aura un contrôle total sur son œuvre…
C’est comme ça que naît la série Buffy The Vampire Slayer. Il repart de zéro, oublie le film, et fait ce qu’il voulait faire : une série d’urban fantasy féministe où la petite blonde n’est plus la proie mais la prédatrice, la chasseuse de monstres. Il y intègre tous les thèmes de l’adolescence et du passage à l’âge adulte et casse les habitudes des spectateurices de l’époque en cumulant les personnages féminins forts et complexes. La série est un succès total et presque instantané.
En découle un spin-off, Angel, qui raconte l’histoire du vampire qui était l’intérêt romantique de Buffy dans les trois premières saisons. La série n’est pas aussi culte mais tient quand même cinq saisons.
Il enchaîne ensuite les projets qui le positionnent toujours comme un créateur féministe et talentueux mais qui n’ont pas toujours le succès commercial escompté. La série de western science-fiction qui a lancé Nathan Fillion, Firefly, est adulée par des fans très fidèles… mais annulée après une courte saison. Des années plus tard, les fans et l’équipe de la série arrivent à pousser pour qu’un film y fasse suite. Sa série Dollhouse, avec Eliza Dushku qui jouait Faith dans Buffy, tient difficilement deux saisons.
Mais c’est un mal pour un bien, parce que le cinéma l’appelle. Il écrit avec Drew Goddard et produit un film d’horreur un peu méta qui s’appelle La Cabane dans les bois… Puis, il est choisi par Marvel pour écrire et réaliser le premier Avengers. Un succès tel qu’il est annoncé très rapidement qu’il enchaînera sur le deuxième film de la franchise et qu’il produira la série Agents Of S.H.I.E.L.D.
Histoire de se détendre un peu il fait une adaptation de Beaucoup de bruit pour rien avec les acteurices de ses anciens projets. A côté, comme depuis des années, il supervise la suite de Buffy, d’Angel, de Firefly et de Dollhouse en comics…
En 2018, il est annoncé qu’un spin-off de Buffy est en production. L’actrice principale est même annoncée… Ce projet semble complètement abandonné aujourd’hui.
Joss Whedon est ensuite embauché pour une nouvelle série HBO, The Nevers, une série de science-fiction féministe qui se passe à l’ère victorienne. Whedon semble parfait pour ce projet et il réalise six épisodes interrompus par le covid. Il est annoncé par la suite qu’il a quitté le projet.
Il faut dire qu’à cette période sortent des choses assez embarrassantes sur lui. Le premier à l’accuser publiquement de harcèlement sur le lieu de travail est Ray Fisher, un acteur noir qui a joué Cyborg dans Justice League (film que Joss Whedon a repris après le départ de Snyder). Ray Fisher accuse Whedon d’avoir très fortement maltraité l’équipe technique et les acteurices du film. Très rapidement, sa déclaration est soutenue par Jason Momoa et Gal Gadot, respectivement Aquaman et Wonder Woman.
Ensuite en 2021, Charisma Carpenter, qui jouait Cordelia dans Buffy et Angel, a fait une déclaration où elle parle elle aussi de harcèlement et de maltraitances graves. Elle qualifie Whedon de « cruel » et de « vampire ». Amber Benson (Tara dans Buffy) et Michelle Trachtenberg (Dawn dans Buffy) ont confirmé les dires de Charisma Carpenter. Jose Molina, scénariste sur Firefly, a lui aussi témoigné, racontant comment Whedon aimait faire pleurer les femmes scénaristes en réunion. Rapidement, d’autres acteurices de Buffy et Angel ont soutenu les victimes qui ont pris la parole.
Depuis, Whedon a plus ou moins disparu de l’actualité, semblant attendre que la tempête passe.
Partie 2 : lune de miel
Revenons à ce soir de décembre 1998 où ma vie allait irrémédiablement changer. J’étais donc chez une copine, et avec ses frères plus âgés, ils regardaient toutes les semaines une série dont je n’avais pas entendu parler. Il faut dire qu’à l’époque chez moi on n’avait pas les chaînes classiques, uniquement le satellite, et je suis passée à travers pas mal de choses.
J’étais pas vraiment convaincue, au début, quand on a commencé à regarder. On m’avait rapidement pitché le truc « c’est une fille qui tue des vampires et des monstres » (okay). Ensuite, on avait comblé certains de mes manques pour comprendre « alors lui c’est Alex il aime Buffy mais elle aime Angel, c’est un vampire. Ah et Willow elle aime Alex. » (okay) Bon, tout ça me semblait très classique, j’avais vu Hartley Cœurs à Vifs, j’avais vu Degrassi (les anciens), j’avais vu Angela 15 ans, les tropes des séries pour ado c’était pas nouveau.
Sauf que la série était écrite d’une façon très différente. Les dialogues étaient hyper drôles et plein d’énergie et très vite je me suis rendue compte que ce groupe de personnes était exactement ce que je fantasmais quand je pensais à ce qui m’attendais pour plus tard, à l’adolescence. (oui, bon, mon adolescence n’avait rien en commun avec Buffy, je vous rassure)
Mais surtout, petit à petit, l’histoire est devenue intéressante. Il faut dire que j’ai commencé par les doubles épisodes « Innocence ». Des épisodes de la saison 2 qui marquent un énorme tournant et révèlent le vrai méchant de la saison. Jusque là, on pensait que Spike et Drusilla, le couple de vampire goth punk qui sortait du passé d’Angel, seraient les méchants, les Big Bads, de la saison. Ce double épisode change complètement la donne puisqu’il révèle que c’est en fait Angel qui serait l’ennemi principal de la saison.
Le double épisode a tout ce qu’encore aujourd’hui je recherche dans une bonne fiction : du fun, des personnages complexes, de l’action, du drame et des surprises. Alors que le groupe s’apprête à fêter l’anniversaire de Buffy, Spike et Drusilla essaient de réveiller un monstre que même la Tueuse ne pourrait pas vaincre. Pour les en empêcher, Angel décide de se sacrifier en partant à l’autre bout du monde. Buffy et lui se font attaquer alors qu’ils se disaient adieu et finalement il n’a plus à partir. Ils se retrouvent à prendre refuge chez lui et couchent ensemble pour la première fois.
Dans la nuit, Angel, le seul gentil vampire de cet univers, se réveille en sursaut. Il sort de l’appartement et rencontre une femme dans la rue. Le premier épisode se finit sur Angel qui boit le sang de la femme en question. Shocking !
Il s’avère que si Angel était gentil c’était parce qu’un sort lui avait rendu son âme mais qu’un seul instant de bonheur parfait la lui reprendrait, ce qu’il ignorait. Il redevient donc le monstre qu’il a été pendant des siècles : Angelus, le vampire le plus sadique et manipulateur qu’on croise dans l’univers de Buffy.
Il passe donc du côté adverse et ressuscite le monstre, tout ça après avoir joué le connard avec Buffy, et lui avoir dit qu’elle était nulle au lit. Buffy tue le monstre (je ne vous spoile pas comment mais d’une façon incroyablement Badass qui m’a marquée à jamais) et tabasse Angelus mais n’arrive pas à le tuer.
Bon, on est sur une métaphore qui n’a rien de subtile, l’histoire que beaucoup connaissent du petit ami parfait qui devient un monstre une fois qu’on a cédé à son attente de relation sexuelle. Et même à l’époque, cette métaphore était claire pour moi. Mais la façon dont elle était développée, avec en plus l’idée que Buffy n’avait rien fait de mal. Et qu’elle était capable de se rebiffer contre le mec en question, c’était nouveau. C’était incroyable.
Il y a peu de séries, de films, dont je me souvienne aussi précisément du contexte dans lequel je les ai vues la première fois. Là, je me souviens de certaines choses qu’on s’est dites avec les copaines en regardant. Je me souviens de certaines de mes pensées. Et d’à quel point ça m’a bousculée.
Je sais que ça n’a pas l’air particulièrement incroyable, en 2024, ce genre de série. Mais en 1998, une série qui était capable de jouer sur des thèmes aussi lourds et de le faire en faisant en sorte que l’héroïne soit à la fois une femme forte mais aussi ait des faiblesses, des fragilités, sans que ce soient des défauts, ça courait pas les rues. En vrai, en 2024, ça court toujours pas les rues même si on a avancé sur certains points.
Quoi qu’il en soit, je suis sortie de chez ma copine avec une seule obsession en tête : savoir ce qui se passait ensuite. Et comme je n’avais pas la chaîne, la première chose que j’ai faite, c’est trouver des gens pour m’enregistrer les épisodes toutes les semaines. J’ai fait ça pendant des années et ai plus ou moins suivi la série jusqu’à la saison 5 où je n’avais plus personne pour me rendre service.
Buffy est la première série que j’ai achetée en dvd. C’est l’une des séries que j’ai vues le plus de fois dans ma vie. Mais ce qui est intéressant c’est que ça ne s’est pas arrêté à Buffy. J’ai adoré à peu près tout ce que j’ai vu de Whedon après Buffy. Un peu moins les Avengers, même si je les ai appréciés, mais ça restait du Marvel et pas du Whedon.
Malgré ce qu’on pourrait croire avec la façon dont je parle beaucoup de pop culture, je ne suis pas quelqu’un qui a été fan de beaucoup de gens ou de beaucoup d’œuvres. Il y a plein d’œuvres que j’adore, et même que je revois régulièrement, que je conseille, sur lesquelles je pourrais écrire des articles. Mais fan, pour moi, c’est encore le niveau au-dessus. J’adore Battlestar Galactica, j’adore les mini-série horrifiques de Mike Flanagan, j’adore la saga Scream, j’adore The Good Place… Mais je suis fan de Buffy et pas de grand-chose d’autre finalement. Peut-être Supernatural a cette place aussi…
Pour moi être fan, c’est aller plus loin que juste l’œuvre de base. C’est se renseigner sur les acteurices, sur les scénaristes… C’est connaître plein d’histoires sur l’œuvre… C’est avoir des analyses poussées. C’est même lire des analyses d’autres gens. C’est chercher les interviews des gens qui ont créé l’œuvre pour mieux la comprendre… C’est suivre le travail des gens qui ont contribué à l’œuvre une fois qu’elle est finie… Bref, être fan c’est un peu un hobby en soi. Être fan de Buffy veut dire que j’y ai investi beaucoup de temps et d’énergie pour vraiment m’approprier l’œuvre.
Je peux faire quinze citations à la minute de Buffy. Je peux vous nommer des acteurices qu’on voit dans des tous petits rôles. Je peux vous citer les acteurices connu·es aujourd’hui, qui y ont débuté (Pedro Pascal par exemple…). Je peux expliquer le contexte des épisodes, vous abreuver de fun facts… Et je peux même faire ça sur tout ce qui est autour de la série : les comics, les fandoms, etc. Vous connaissez le nom du groupe dans lequel James Marsters, aka Spike, chantait ? Moi oui, je connais même les chansons par cœur.
Après Buffy, et c’est assez vrai pour toutes les séries de Whedon même si Buffy est sûrement ma préférée, j’ai suivi les acteurices dans leurs projets. J’ai parfois regardé des séries juste parce qu’il y avait des participations d’anciennes et d’anciens de Buffy… Par exemple, j’ai regardé Gilmore Girls parce qu’on m’avait dit que Danny Strong, qui jouait le second rôle de Jonathan dans Buffy, jouait un second rôle dans cette série.
Bref, je peux me revendiquer fan de Buffy… Mais en réalité, si je dois être honnête, j’étais fan de Joss Whedon. Ou plutôt, fan de son travail. Tout ce qu’il faisait me parlait profondément. Je pense qu’il touchait une corde que peu de fictions ont réussi à toucher dans ma vie : la corde féministe.
Et je sais que dès Buffy il y a eu des personnes pour dire que les histoires de Whedon n’étaient pas vraiment féministes. Il y a des critiques à faire sur ce qu’il a écrit… Mais je pense qu’on peut vraiment avoir une lecture féministe de son œuvre. Oui, dans Buffy il y a des choses qui sont problématiques mais on peut les lire en tant que choses problématiques, même si Whedon les voyait peut-être comme des choses normales.
Pour moi, l’histoire de Buffy sera toujours une histoire féministe. Ce sera toujours la série qui m’a montré que je n’étais pas obligée, en tant que spectatrice mais, surtout, en tant qu’autrice, de me ranger du côté de la norme. Grâce à Whedon, j’ai compris que je pouvais écrire les histoires qui me plaisaient et que je n’avais pas besoin d’en gommer le féminisme, ou le militantisme, ou tout ce qui fait que je suis moi. Il m’a montré qu’on pouvait faire une œuvre hyper moderne, drôle, pleine d’action, et parler grâce à cette œuvre de fiction des enjeux très réels que les femmes, par exemple, affrontent. Ca a été une vraie révélation, la découverte du fait que la fiction pouvait être politique et pouvait l’être en le revendiquant et en faisant quelque chose de fun.
Je crois que c’est pour ça, surtout, que 26 ans plus tard je suis toujours aussi attachée à ces œuvres. Parce que pour moi elles n’étaient pas uniquement des fictions que j’ai aimée quand j’étais gamine, mais un vrai révélateur de qui je voulais être, en tant que personne, en tant qu’autrice.
Partie 3 : déconvenues
Bien sûr, avec le temps qui est passé et plein de choses qui ont évolué, j’ai appris à voir certains défauts de ces séries, de ces films. Par exemple, Buffy n’a quasiment aucun personnage qui ne soit pas blanc. Bien sûr c’est critiquable, et du coup les question de racisme ne sont jamais abordées, mais en 1998 c’était plutôt la norme cette ségrégation dans les fictions. D’autant plus dans les fictions pour ado.
Il y a aussi finalement assez peu de représentation LGBTQIA+ chez Whedon malgré l’existence de Tara et Willow qui ont été le premier couple lesbien à s’embrasser à une heure de grande écoute sur une chaine des USA. A l’époque, Tara et Willow étaient une vraie avancée, même s’il a fallu user de beaucoup de métaphores pour représenter leur relation. Quoi qu’il en soit, une fois passé ce couple, les représentations LGBTQIA+ chez Whedon sont quasiment inexistantes. Il n’y en a pas dans Angel, il n’y en a pas dans Firefly, il n’y en a pas dans Dollhouse (à part un personnage secondaire dans deux épisodes)… En fait, Buffy est la seule série où il y en a vraiment.
Et bien sûr ce sont des red flags, le fait que le monde des fictions devienne plus inclusif mais que lui ne change pas ses pratiques. Et à un moment j’ai commencé à réaliser que, même s’il essayait d’avoir une posture féministe, Joss Whedon était un homme blanc cis-hétéro valide bourgeois et que donc il y avait des œillères qu’il refuserait sûrement toujours d’enlever.
En vrai, il y a une chose qui m’aurait sûrement permis de comprendre quel genre de personne était vraiment Whedon, si je l’avais apprise en étant plus âgée et pas quand j’étais adolescente. Charisma Carpenter est tombée enceinte pendant la production d’Angel. Quand elle l’a annoncé, elle a été virée et son personnage mis dans le coma. A l’époque c’était présenté comme une décision de la production et pas de Joss Whedon. C’était même formulé dans les magazine comme s’il était triste de cette décision mais ne pouvait rien y faire.
On était en plein dans la période où tout le monde s’arrachait son travail. Il avait trois séries en même temps. Il aurait pu faire pression pour que Charisma Carpenter soit traitée correctement. Mais à l’époque, je n’ai pas réalisé ça et j’ai avalé l’idée qu’il était lui aussi victime.
En réalité, quand Charisma Carpenter a repris la parole plus de vingt ans plus tard pour expliquer le calvaire qu’il lui avait fait vivre, ça a fait tilt. J’ai tout de suite pensé à quand elle s’est faite virer et j’ai réalisé, un peu tardivement, qu’il était forcément auy moins complice. Ce qui est bien c’est que ça m’a empêchée de remettre la parole de la victime en cause par loyauté, ce que j’aurais peut-être pu faire. Là, tout de suite, c’était comme une pièce du puzzle qui venait le finir.
J’avais pas du tout suivi les déclarations avant de Ray Fisher, il faut dire que je m’intéressais beaucoup moins à tout ça et j’ai même pas vu le Justice League parce que les films DC m’ont beaucoup déçue. Bref, je suis passée à côté. Et c’est en lisant le témoignage de Charisma Carpenter que j’ai vu que d’autres choses étaient sorties sur lui avant.
Ca a été une grosse claque pour moi. Dans une conférence que je fais, qui s’appelle Burn Your Idols et dont les conversations avec le public m’ont donné envie de créer ce podcast, j’évoque la découverte du vrai visage de Joss Whedon comme une trahison. Le meilleur parallèle que j’ai trouvé c’est que j’ai eu l’impression de découvrir un secret de famille. Tout d’un coup, mes repères, une partie de ma construction, ne tenaient que sur du vide. Et j’ai donc tout remis en question de façon très chaotique et douloureuse.
Joss Whedon m’avait montré la voie sur quel genre d’autrice je voulais être. Sur quel genre de fictions, ou de non-fictions, je voulais écrire. Il était ma référence à ce sujet. Mes fondations. Et d’un coup, ces fondations étaient détruites.
Il y a une chose qui est très importante pour moi dans ma vie depuis toujours c’est d’être alignée avec ce que je veux être et avec ce que je dis que je suis. Je suis loin d’être parfaite mais me cacher derrière un masque est quelque chose d’impossible pour moi. Manipuler tout le monde en montrant une version améliorée de moi-même et ensuite être la pire version en huis-clos est impensable. Je ne dis pas que je suis 100% transparente ou que je ne cache jamais rien, tout le monde a le droit à son intimité. Mais se revendiquer comme une personne éthique et maltraiter les gens sur qui j’ai du pouvoir, je n’arrive même pas à imaginer.
Et c’est exactement ça qu’est Joss Whedon. C’est un prédateur qui utilise le jargon féministe et la théorie féministe pour trouver ses proies. C’est typiquement ce qu’on appelle dans les milieux militants un pro-fem, le genre d’hommes dont il faut peut-être le plus se méfier.
Et savoir que j’ai fait partie des gens qui lui ont permis de trouver ses victimes, d’asseoir son pouvoir, c’est particulièrement terrible pour moi. Ca entache toute ma relation avec son œuvre et tous les souvenirs qui y sont associés mais aussi toute l’inspiration que j’en ai puisé.
Partie 4 : réflexions
C’est pas tellement surprenant finalement. Qu’un homme blanc cis-hétéro bourgeois qui se présentait comme féministe dans les années 1990 abuse de son pouvoir. Particulièrement pas quand il évolue dans un domaine comme le cinéma, qui est complètement sclérosé par les abus de pouvoir.
Si #MeToo a débuté dans le cinéma et a été très largement alimenté par des affaires et scandales de ce milieu, c’est pas pour rien. Dans le cinéma, les gens qui ont le pouvoir en abusent. On le sait depuis toujours. Les blagues sur les petites starlettes qui couchent pour y arriver… Les représentations de l’industrie dans la fiction qui montrent à quel point elle est corrompue… En vrai, #MeToo n’a été une surprise que parce que pour une fois les gens, les femmes principalement, ont parlé. Ont refusé d’être blamé·es pour ce qu’iels ont subi.
Aujourd’hui, on admet qu’il y a un problème dans cette industrie, c’est peut-être l’un des rares vrais effets positifs de #MeToo sur le long terme. Il est beaucoup plus difficile de dire que telle actrice a couché pour y arriver quand on sait le calvaire que les producteurs et les réalisateurs, et parfois même leurs collègues acteurs, leur font subir.
Quand je dis que Whedon voulait avoir tout pouvoir sur son œuvre, quelque part, ça dit déjà plein de choses. Oui au niveau artistique, on comprend cette idée. Mais au niveau humain, au niveau systémique, un homme réalisateur qui dit vouloir tout pouvoir sur son œuvre, dit souvent à mi-mot qu’il veut aussi tout pouvoir sur les personnes qui créent l’œuvre avec lui. D’ailleurs, on peut voir qu’il y a des témoignages de maltraitances à tous les niveaux : actrices et acteurs, membres de l’équipe technique, scénaristes… Visiblement, Joss Whedon aimait asseoir son pouvoir sur toutes les strates de la création de ses séries et films.
Quand je prends un peu de recul, il y a d’autres red flags que je vois. Par exemple, après Buffy et Angel, je vous l’ai dit, les séries que Whedon a faites, même quand elles sont très appréciées par les fans, ont la vie courte. Firefly a été très mal traitée par la chaîne. La chaîne a diffusé les épisodes dans un ordre autre que celui prévu, le pilote par exemple n’a pas été diffusé en premier. Et la série a été annulée abruptement. Joss Whedon a toujours dit que la série avait été sabotée par FOX, la chaine qui la produisait. Et comme la série a trouvé une base de fans hyper loyaux, c’était une façon d’écrire l’histoire qui était tout à fait crédible. La faute était du côté de FOX et pas de Whedon.
Mais Joss Whedon a quand même refait une série avec la FOX juste après. Dollhouse a tenu deux saisons, mais la production a été hyper compliquée. FOX a pas arrêté de réclamer des changements et de menacer l’annulation de la série. La série n’a pas eu autant de succès que les séries précédentes de Whedon. Elle a de fait quelques défauts, particulièrement au niveau du rythme de la première saison. Joss Whedon a toujours dit que c’était de la faute de FOX et des changements qui avaient été imposés… Là aussi c’était plutôt crédible, la deuxième saison est excellente et on peut voir un vrai potentiel à cette série.
Sauf que maintenant on sait qu’il se passait des choses derrière le rideau que la chaîne devait gérer. Si Whedon faisait pleurer les scénaristes femmes sur Firefly, qu’il a maltraité énormément d’actrices et d’acteurs (et de membres des équipes techniques) sur Buffy, Angel et Justice League, il n’y a aucune raison d’imaginer, qu’il ne l’a pas fait sur Firefly et Dollhouse. Et donc, la question c’est : est-ce que les séries ont été annulées parce que la chaîne refusait de leur donner leur chance comme Whedon l’a dit, ou est-ce que les comportements inacceptables du créateur de ces séries rendaient la production impossible ? Est-ce que la chaîne n’a pas juste essayé de se protéger ?
Un truc intéressant avec Whedon c’est qu’il montre à quel point les abuseurs ont deux visages, et à quel point ils sont capables de jouer sur différents plans selon les contextes, selon les personnes. Sarah Michelle Gellar a dit qu’elle soutenait ses anciennes collègues quand Charisma Carpenter et Amber Benson ont parlé. Mais elle a aussi dit qu’elle n’avait jamais rien vu et encore moins rien subi de la part de Whedon. C’est absolument pas surprenant. Elle avait du pouvoir dans leur relation. Un type comme Joss Whedon, qui savait naviguer avec les théories féministes et travaillait très finement son image de marque, n’aurait jamais fait l’erreur de s’attaquer à la star de sa série.
D’ailleurs, une des choses que j’ai toujours appréciées chez Joss Whedon c’est qu’il tissait des liens forts avec ses acteurices et les faisait retravailler sur différents projets. Nathan Fillon par exemple était dans Buffy, dans Firefly, dans Beaucoup de Bruit pour rien et dans dans Doctor Horrible Sing-along Blog. Gina Torres était dans Angel et dans Firefly. Il avait tellement l’habitude de retravailler avec des personnes de ses anciens projets que c’est devenue une des marques de fabrique et si vous allez sur son wikipédia, il y a même un tableau.
Clairement, il ne maltraitait pas ces personnes en question. Autrement elles n’auraient pas retravaillé avec lui, particulièrement celles qui ont eu du succès ensuite. Donc il savait très bien garder un équilibre entre les personnes qu’il maltraitait, dans certains contextes, et celles qu’il chouchoutait.
Par contre, c’est intéressant. Plusieurs des personnes qui ont travaillé plusieurs fois avec lui, plusieurs de ses « chouchous » disons, ont soutenu la prise de parole de ses victimes. Donc comme souvent, une fois que les choses sortent, il y a une sorte de prise de conscience que certains des red flags qu’on avait mis de côté par amitié ou loyauté, étaient en fait à prendre en compte.
Le truc avec Whedon c’est qu’on lui a collectivement donné trop de pouvoir, comme souvent dans ce genre d’histoires, mais surtout, on s’est complètement laissé·es manipuler par ce qui était en fait juste un branding très intelligent.
Whedon a grandi avec une mère féministe bourgeoise. Il voulait se faire sa place dans le monde du cinéma / des séries. Il a trouvé une niche où il n’y avait pratiquement personne à l’époque : le féminisme. La fiction populaire féministe. C’était très malin. Et il maîtrisait parfaitement les codes pour le faire.
Une erreur qu’on a faite c’est de considérer que ses paroles étaient forcément suivies d’actes. Que parce qu’il savait créer des fictions qui parlaient des enjeux qui nous intéressaient, qui nous concernaient, ça voulait qu’il était de notre côté. En réalité, il comprenait bien les enjeux en question, ça ne l’empêchait pas de choisir d’abuser de son pouvoir et de ses privilèges quoi qu’il en soit. Comprendre ne veut pas dire soutenir.
Je dis souvent que je déteste l’argument « le féminisme c’est pour tout le monde, les hommes n’y ont rien à perdre ». Si les hommes ont à gagner avec le féminisme (par exemple sur la question de la gestion des émotions, de ne pas avoir à performer une masculinité qui ne leur convient pas forcément, etc), ils ont aussi beaucoup à perdre. Quand on fait partie du groupe dominant, passer à un système équitable ou égalitaire, est forcément une perte. Une perte de privilèges, une perte de pouvoir. C’est une perte qu’il faut accepter si on veut soutenir la lutte.
C’est bien pour ça que c’est si difficile de changer le système. Si les hommes n’avaient rien à y perdre, il n’y aurait aucune raison de ne pas changer notre société pour une société féministe. Mais c’est bien parce qu’il y a du pouvoir et des privilèges qui seront détruits que les hommes sont aussi réticents.
C’est la même chose sur tous les autres axes de domination. En tant que personne blanche par exemple, quand je dis que je soutiens la lutte anti-raciste, je sais que ça veut dire que je vais perdre des privilèges, du pouvoir. C’est quelque chose que j’accepte par éthique, par idéologie.
Un homme blanc bourgeois valide hétéro-cis qui devient célèbre et riche, qui donc domine quasiment tout le monde… Vous croyez qu’il est prêt à lâcher tout ce pouvoir, réellement ? A questionner ce qui fait qu’il est célèbre et riche, qu’il a ce pouvoir, qu’il a ces privilèges ? Alors qu’il a grandi comme ça ?
Pour Whedon, le féminisme c’est un jeu intellectuel, c’est de la théorie. C’est comme de la littérature. C’est comme l’histoire. C’est pas quelque chose qu’il pratique, c’est quelque chose qu’il comprend et qu’il utilise dans son art. Il n’y a pas de praxis féministe chez Whedon. Et finalement, avec du recul, ça aurait été incroyable qu’il y en ait une, vu tout ce qu’il aurait à y perdre.
Conclusion
Mais alors, est-ce que je suis toujours fan de Joss Whedon ?
La réponse est simple, non. Je ne donnerai plus jamais un centime à cet homme, et n’ai aucune envie de voir quoi que ce soit de son travail que je n’ai pas vu aujourd’hui.
Mais du coup… Son travail d’avant ?
Là, la réponse est plus complexe.
Dernièrement, j’ai voulu revoir Angel, que je n’avais pas vue depuis longtemps. Plusieurs épisodes m’ont vraiment fait grincer les dents, et je pense qu’à l’époque je les avais compris avec un filtre différent parce que j’étais en toute confiance éthique, disons, avec l’œuvre de Whedon. Revoir Angel cette fois-ci a été différent parce que j’avais plus de recul et un contexte différent. Par exemple, j’ai compris des choses sur le traitement du personnage de Cordélia, joué par Charisma Carpenter, qui à l’époque me dérangeaient mais sans que j’arrive mettre le doigt dessus.
Et en fait, je ne suis même pas allée au bout de la série, mais je crois que ça jouait avec le fait que j’arrivais dans la période très sombre et déprimante de la série au moment des élections législatives en France, donc j’avais besoin d’autre chose (je me suis refais The Good Place).
J’ai revu Buffy juste avant que les accusations n’éclatent et j’avais trouvé que la série tenait toujours autant le coup. Je ne me vois pas changer d’avis sur cette série que je connais vraiment par cœur. Et, oui, je la regarderai à nouveau. Comme je regarderai Firefly, Dollhouse, Cabin in the woods… Whedon maîtrise les théories féministes et c’est un créateur de fiction talentueux qui, en plus, a su s’entourer d’autres talents. Je ne pense pas que son œuvre soit d’un coup devenue nulle parce que c’est un connard.
Par contre, je vais avoir beaucoup de mal à conseiller ses œuvres. Elles deviennent pour moi une sorte de plaisir coupable. Je les apprécie, je pense qu’elles ont eu leur rôle, mais je ne suis pas sûre qu’en 2024 les recommander soit une bonne idée. Il y a d’autres œuvres très cool à voir dans le même style si on en a envie.
Je pense que c’est une position qui n’est pas parfaite. J’aimerais avoir la pureté militante de pouvoir dire « plus jamais je regarde un truc de Whedon », mais je me suis tellement nourrie de ces œuvres, elles font partie de moi d’une certaine manière. Les renier, c’est renier une partie moi et je ne suis pas prête à ça. Je peux cependant essayer d’être la plus éthique possible dans mon appréciation de ces œuvres : en ayant un recul critique, en n’en faisant pas la pub et en m’arrêtant à ce que j’ai apprécié avant de découvrir le vrai visage du créateur. Ce qui est sûr, c’est que le jour où Whedon fera son come back, et ce jour viendra, je n’aurai aucun intérêt pour son retour et ne chercherai pas à voir ses nouvelles œuvres, même si je sais qu’il y a de grandes chances que du coup je passe à côté de choses qui pourraient me parler. Joss Whedon n’est pas le genre de personnes dont je veux apprécier le travail, il m’a manipulée pour que ce soit le cas, mais je refuse de continuer à l’être.